IAM : L'histoire
Dans une ruelle du vieux Marseille,
le Café Latin s’ébroue des rires de ceux qui en ont fait
leur QG. Entre deux galéjades, les membres d’IAM terminent leur
déjeuner. On chambre à tout-va, on embrasse les copines.
On salue d’une claque sonores les potes de passage avant de reprendre consciencieusement
les entretiens avec les médias venus interroger les stars du rap
local à propos de leur troisième album, L’école du
micro d’argent. Plus tard, certains s’isoleront à d’autres tables
pour remplir de nouvelles rimes un cahier d’écolier. On est à
deux pas du Vieux-Port. Là où il y a dix ans, devant la station
de métro éponyme, les mêmes "tenaient les murs" du
matin au soir, coincés dans leur désoeuvrement, entre l’office
du tourisme et un fast-food mitoyen. Comme beaucoup d’autres jeunes de
quartiers, Philippe Fragione, Geoffroy Mussard, Eric Mazet, Pascal Perez,
Malek Brahimi et François Mendy ont longtemps subi la routine d’une
cité phocéenne en décrépitude. Seul remède
à l’ennui et aux poches vides, leur passion commune du hip-hop façonnera
une amitié autour de ronds de vinyle, d’émissions de radio
libres, de fantasmes américanophiles, de soirées pleines
de défis lancés à la danse et aux mots. Leur imagination
fertile essaiera de mettre en scène le quotidien. Films et lectures
leur ouvrent les portes d’autres univers. Plutôt que de singer, comme
trop de Parisiens, les héros yankees, chaque membre de la bande
s’invente des personnages au gré de sa fascination pour l’égyptologie,
l’Afrique ou l’Extrême-Orient. Philippe, connu aussi sous le nom
de Chill, se rebaptise Akhenaton (d’après le nom du premier pharaon
à avoir imposé une religion monothéiste); Eric sera
Khéops; Geoffroy - ou Jo -, passionné de kung-fu et de taoïsme,
devient Shurik’N; Pascal se mue en Imhotep, Malek en Sultan et François
en Kephren. Chill rigole aujourd’hui de ces années de galère.
"A la station Vieux-Port, on faisait partie du décor. Même
en hiver. Un jour, à Noël, une responsable de l’office de tourisme
a eu tellement pitié de nous qu’elle est sortie nous offrir une
boîte de chocolats. Je me suis dit qu’on commençait à
me prendre pour un clochard." Le salut viendra de la prise de parole. Ils
rodent leurs joutes verbales sous le nom de Lively Crew ou B Boys Stance,
avant de créer IAM en 1989 et de se lancer dans la grande aventure.
Les Imperial Asiatic Man, Invasion Arrivant de Mars, Indépendantistes
Autonomes Marseillais, ou simplement en anglais "Je suis", "J’existe",
enregistreront une cassette, "Concept", qui impressionnera suffisamment
pour que le groupe composé de deux rappeurs (Chill et Jo), un DJ
(Kheops), un "architecte musical" (Imhotep) et deux danseurs (Sultan et
Kephren) ouvre en première partie des concerts de M’adonna ou Public
Ennemy. Sorti en mars 1991, leur premier album, De la planète Mars...,
s’imposera comme une des grandes réussites d’une scène rap
française encore balbutiante. Le 17 juillet de la même année,
l’hebdomadaire d’extrême-droite Minute stigmatise ces "purs produits
des ghettos maghrébins, les rappeurs d’IAM qui se prennent pour
des réincarnations de divinités égyptiennes, jurent
de ne pas faire de politique : une affirmation démentie à
longueur de textes, par des paroles haineuses , approximatives et si peu
artistiques de leur album", que le journal rebaptise "De la planète
meurtre". Le disque révèle en fait l’originalité d’une
alchimie engendrée par le particularisme régional. IAM met
Marseille au centre de ses préoccupations. Dessein avoué
: réhabiliter la ville, casser les caricatures clownesques à
la "Raimu-Fernandel" et l’image d’une métropole souillée
par la violence, le racisme et un Front National qui, aux élections
précédentes, a atteint 25%. Une de leurs chansons dit, à
l’époque : "Mars... seille, elle-même a subi des tentatives
d’invasion françaises des hordes ténébreuses lors
des élections Qui ne voulaient que diviser la population Un Blond
haineux et stupide à la fois Au royaume des aveugles, le borgne
est roi..." Avec une volubilité toute méridionale, les minots
rappellent que le sud a enfanté les civilisations fondatrices. Ils
évoquent le passé glorieux de la cité antique, sa
tradition de métissage, vécue au sein même d’un groupe
qui rassemble des gens d’origines italiennes (Philippe), malgache (Jo),
pied-noir (Pascal), algérienne (Malek), sénégalaise
(François) et espagnole (Eric). Festifs, insolents, gouailleurs,
parfois graves, ces textes scandés avec l’accent témoignent
d’une ingéniosité presque surréaliste. Le vocabulaire
des cités, l’argot fendard sans cesse réinventé, s’enluminent
de références mythologiques choisies avec grandiloquence
et délectation. Entre l’invention lexicale de MC Solaar et l’énergie
revendicatrice de NTM, IAM trouve sa propre voie. En
1993, son deuxième album, Ombre est lumière, offre une orgie
de quarante morceaux qui confirment la verve du rap de la Canebière.
Humour, amertume, critique sociale et fierté retrouvée (L’OM
de Bernard Tapie est alors en plein boom européen) se croisent sous
le soleil de Méditerranée. Un single, Je danse le Mia, évocation
drôle et nostalgique de leurs années funk, provoquera un engouement
national. Numéro un au " Top 50 ", le tube s’arrachera à
six cents mille exemplaires. L’album (double) dépassera les trois
cents mille ventes. Le 13 février 1995, IAM est élu "groupe
de l’année" aux " Victoires de la Musique ". Chill déclare
"que cette victoire est une partie infime de la victoire éternelle
de la musique sur les défaites de l’humanité". Lessivé
par une tournée de quatre-vingt dates, le groupe décidera
de prendre du recul. Akhenaton en profitera pour se livrer en solo dans
un album, Métèque et mat. Tour à tour mystique, introspectif
et observateur exigeant, il met à jour ses racines napolitaines,
médite sur le destin familial et convoque souvenirs d’enfance et
fantasmes adolescents. Marié à une Marocaine, ce jeune homme
converti à l’islam met en parallèle les racismes d’hier et
d’aujourd’hui."J’ai passé presque toute mon adolescence avec des
Arabes. Culturellement, physiquement, ils sont très proches des
Italiens du Sud. Je me suis identifié au racisme qu’ils subissaient
parce que ma famille m’a raconté ce que les Italiens ont connu de
leur côté. Les surnoms, les humiliations, les pierres jetées
et ce qui ressemblait à des ratonnades. Ca m’attriste de voir que
beaucoup ont oublié tout cela, que les enfants de ceux qui ont fui
le fascisme votent aujourd’hui Front National". Si l’électorat du
parti de Jean-Marie Le Pen a reculé à Marseille de 25 à
22%, l’environnement politique régional ne s’en est pas moins assombri.
Toulon, Orange, Marignane, Vitrolles... Les cauchemars d’IAM deviennent
réalité. Dans la bouche du préfet du Var ou dans celle
de Catherine Mégret, le rap devient le symbole de l’anti-France.
En mai 1995, la haine extrémiste a touché le groupe de façon
plus personnelle. En rentrant d’une répétition, Ibrahim Ali,
un adolescent d’origine comorienne, est abattu par des colleurs d’affiches
du FN. Il était membre de B. Vice, groupe de hip-hop proche de Chill
et sa bande. Au moment où sort leur troisième album, on verra
sans doute un lien de cause à effet entre ce dégoût,
cette colère accumulés et la noirceur, le dépouillement
inédit de L’Ecole du micro d’argent. Produit d’abord à New
York pendant quatre mois, le projet ne satisfait pas le groupe. Trop chargé,
trop pop. Avec l’aide de Prince Charles, un producteur de Harlem, les rappeurs
phocéens réenregistrent l’album à Paris en 24 jours.
Si leur nouveau choix satisfait des critères esthétiques
correspondant à leur goût pour les rimes tranchantes des Américains
de la Côte est, comme DJ Premier ou le Wu-Tang Clan, le minimalisme
et la mélancolie d’une bande-son ténébreuse ont été
déterminés par le contenu des chansons. "Nous avions composé
à l’origine une trentaine de morceaux", explique Chill. "Mais cette
fois les chansons drôles, mystiques ou pittoresques ne tenaient pas
la route. Nos textes sont toujours des clichés de la période
où l’on écrit. On ne peut pas dire que l’époque nous
porte à l’optimisme. A nos débuts, nous parlions de l’idée
de " hold-up mental " qui consistait à évoluer socialement
en gardant sa mentalité. Avec cet album, nous voudrions payer un
tribut aux amis qui n’ont pas eu notre chance". IAM n’oublie pas d’où
il vient : "J’aime cette phrase d’Aznavour qui dit " je monte sur scène
le ventre vide pour me rappeler les moments difficiles ". Je sais ce que
c’est d’avoir faim". Plus qu’un groupe de rap, on a parfois l’impression
de suivre une équipe en reportage, caméra à l’épaule.
Leur volonté réaliste est service par leur art de la description.
IAM excelle dans la façon de planter le décor et de donner
vie aux personnages. En leur compagnie, on partage les tentations d’un
gamin des quartiers (Petit frère, Nés sous la même
étoile), on pleure un fils avec son père (Un cri court dans
la nuit), on voit défiler en un accéléré haletant
l’engrenage des pièges de la vie des cités avec " Demain
c’est loin ", morceau de bravoure et conclusion de l’album. Paradoxalement,
jamais IAM ne tranche ses tableaux d’un parti pris ou d’un slogan. L’ennemi
n’est jamais nommé. "Sur ce disque, explique Jo, on est passé
d’un plan large à un plan rapproché. Plutôt qu’à
des généralités, on s’intéresse à l’individu.
Nos parti pris sont implicites". Un choix qui s’explique aussi par leur
méfiance des partis politiques. "A Marseille, vie culturelle, vie
sociale et vie politique sont très liées. A Paris, les groupes
sont rarement courtisés. Nous, si." Jusqu’à parfois s’y brûler
les doigts. Après un repas, le RPR Bruno Muselier se prévaudra
du soutien du chanteur d’IAM, dont il n’avait pourtant reçu aucun
engagement. Prétextant une photo pour son album personnel, Robert
Vigouroux, maire socialiste de Marseille, pose avec le groupe, qui se retrouve
le lendemain dans Marseille Magazine. A plusieurs reprises, ces fans de
foot confieront qu’ils ne voient pas que d’un mauvais oeil les initiatives
de Bernard Tapie. "Mais, plaide Chill, il nous a invités à
tous ses meetings et nous n’y sommes jamais allés" Quand beaucoup
de groupes de rap se révoltent en balançant des titres comme
autant de cocktails Molotov, IAM se méfie des invectives. A mots
à demi voilés, il s’oppose à la tendance hard-core
représentée par NTM. Pour Pascal, le plus âgé
de la petite bande, "[IAM] ne prône pas une rébellion ouverte.
La violence n’a jamais rien arrangé. A quoi sert qu’un grand rappeur
insulte un flic, que des jeunes brûlent un super-marché, si
cette violence est récupérée par le pouvoir pour imposer
plus de répression ? [IAM] ne veut pas allumer de grands incendies,
juste faire jaillir quelques étincelles dans certains esprits. C’est
tout ce qu’on peut faire avec une chanson." Le sang froid des textes n’empêche
pas l’implication citoyenne. Face au péril grandissant du Front
National,"un parti de fachos et de collabos", IAM a décidé
de s’engager dans un travail social de proximité. Parmi leurs objectifs:
l’inscription des jeunes sur les listes électorales. "On va passer
des consignes dans tous les quartiers, prévient Chill. Ici, pour
que les jeunes votent, il faut les prendre par le col et les mener jusqu’aux
urnes. Pour les municipales, c’est frit. Mais aux législatives,
Mars contre-attaque !". Lorrain de Saint-Affrique, qui fut pendant des
années le conseiller en communication de Jean-Marie Le Pen avant
de s’éloigner du Front National en raison des tendances antisémites
qui s’y manifestent - explique-t-il - de manière de plus en plus
affirmée et de plus en plus ouverte, a déclaré sur
l’antenne de " France-Inter " le vendredi 21 février 1997 : "Un
seul homme est en mesure de prendre les rênes au Front National :
Bruno Mégret ". Selon ce connaisseur, "Bruno Mégret est à
la droite de l’extrême-droite et représente un courant de
pensée beaucoup plus à droite que Le Pen lui-même ".
Aujourd’hui, alors qu’il était légalement inéligible,
sa femme est devenue maire de Vitrolles par procuration. En ce moment,
l’actualité offre souvent au groupe l’occasion de s’indigner. Le
racisme est encore une réalité que certains d’entre eux vivent
de près. Jo rigolerait presque des ennuis que lui cause se peau
trop sombre. "Il y a dix ans, je m’étais juré que si je réussissais
je m’achèterais un 4X4. Mais depuis que je l’ai je me fais arrêter
au moins deux fois par semaine par les flics qui trouvent bizarre qu’un
Noir puisse posséder une belle voiture". Pour ce groupe symbole
d’un Marseille multiculturel, difficile de ne pas réagir violemment
à la loi Debré. Dans un texte conçu à l’occasion,
IAM écrivait : "Non seulement on a laissé exister un parti
ouvertement raciste et totalitaire, on lui a donné la parole, on
l’a laissé se développer pour des raisons de tactique bassement
électoraliste. Mais maintenant, on voudrait nous faire croire que
combattre le fascisme c’est devenir fasciste à notre tour". Pour
mieux enfoncer le clou de sa révolte, le groupe a participé
à l’enregistrement d’un single rassemblant plusieurs personnalités
du rap français, dont Assassin, Ménélik, Fabe, Yazid
ou Ministère Amer. Initié par le cinéaste Jean-François
Richet, réalisateur de Etat des lieux et de "Ma 6T va cracké",
ce morceau réalisé au profit de l’association MIB (Mouvement
de l’immigration et des banlieues) s’intitule 11 mn 30 contre les lois
racistes.
Stéphane Davet
" Le Monde " 6 mars 1997